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Une manière de lire Proust consiste à voir son œuvre comme un paysage et à voleter d’un texte à l’autre sans souci particulier de continuité un peu comme on lirait les lettres de la Marquise de Sévigné. Voilà qui peut paraître paresseux mais, somme toute, s’accorde au dilettantisme, de surface, des personnages de la Recherche. Alors, papillonnons.

Auteuil

Le 3 septembre 1870, veille de la chute de l’empire, Adrien Proust, médecin de renom, épouse à 36 ans Jeanne Weil, de quinze ans plus jeune que lui et fille de Nathé Weil, agent de change, et de Adèle Berncastel. Le jeune ménage habite 8 rue Roy, une petite rue qui donne sur le Boulevard Haussmann. Les temps étaient terribles. La III-ème République naît dans la confusion. Gambetta arme imprudemment les Parisiens et leur fait acheter des canons. Les Allemands affament Paris. Jules Favre signe le 28 janvier 1871 un armistice d’un mois à Versailles non pas seulement avec la Prusse mais avec l’Empire allemand sous l’autorité de Guillaume I. Gambetta quitte Paris en ballon pour organiser l’armée de la Loire. On se bat du côté d’Illiers, Adrien, très inquiet, est sans nouvelles de sa mère. Les élections de février amènent une majorité conservatrice à l’Assemblée. Thiers, chef du Conseil exécutif, rencontre Bismarck qui est intraitable sur les délais et Thiers fait accepter le Traité de Paix à l’Assemblée. Les Parisiens se sentent trahis. Thiers veut rétablir l’ordre et fait chercher les 227 canons ; en guise de réponse, deux généraux sont tués. Thiers part à Versailles et y organise une armée de métier. La Commune s’auto proclame en mars. Les Versaillais reconquièrent Paris au cours de la semaine sanglante, celle du Temps des cerises, fin mai. Cette même semaine, alors qu’il se rendait à l’Hôpital de la Charité, Adrien Proust est effleuré par une balle perdue. Jeanne en est bouleversée et décide de déménager chez son oncle Louis Weil au 96 rue La Fontaine à Auteuil et c’est dans cette maison, après une gestation tourmentée par les privations et les évènements, que nait Marcel le 10 juillet 1871. L’enfant est chétif et ne vivra peut-être que quelques mois. Il survit mais restera asthmatique jusqu’à la fin de sa vie et ses crises d’étouffement au retour du printemps affoleront ses parents. Voici un passage, apaisé, sur cette maison d’Auteuil.

Je ne puis dire le plaisir que j’éprouvais quand, après avoir longé en plein soleil, dans le parfum des tilleuls, la rue La Fontaine, je montais un instant dans ma chambre, où l’air onctueux d’une chaude matinée avait achevé de vernir et d’isoler, dans le clair-obscur des grands rideaux (bien peu campagnards) en satin bleu Empire, les simples odeurs de savon et de l’armoire à glace.

C’est ici à 7 ans que Marcel déclara péremptoirement à son père qu’il voulait être écrivain. Son père lui rétorqua : « Eh bien, commence par écrire à ton grand-père. » Et Marcel s’exécuta avec sa première lettre adressée à son grand-père maternel Nathé.

Première lettre de Marcel Proust

Samedi 24 Avril 1879 [erreur Mai, correction de Philip Kolb]
Mon cher grand Père
J’ai bien tardé à t’écrire mais je pence
toujours à toi ainsi qu’à grand’
mere, Je pence que vous vous portez
bien tous les deux ainsi qu’à mon
oncle George. J’écrirai à mon oncle
L. Weil la semaine prochaine. J’espère que
tu me répondras à cette lettre remercie
Maman de ce qu’elle nous a envoyé en lui
demandant de qui est le chifre qu’el m’a envoyé.
Je me suis levé à 6 1/2 h pour souhaiter
la fête à Robert. Je vais te dire
comment ma journée d hier c’et passé
nous avons perché et fait voller
des irrondelles de fer-blanc avec la
famille Po….a. Ton petit fils qui t’aime
et qui vous embrasse de tout son coeur
Marcel Proust
Robert vous embrasse aussi

Passy

Déplaçons nous maintenant vers Passy où la maison Blanche avoisinait celle de Balzac. A cette époque, les villages gardaient encore un peu de ce charme qui avait conduit Molière et Boileau à y posséder leur maison des champs.
Jacques-Emile Blanche appartient aussi à une famille de médecins sur laquelle il vaut la peine de s’attarder quelques instants. Au début du XIX-ème siècle, le Dr Prost, disciple du Pr Pinel, exerçait à la Folie-Sandrin, rue du Mont Cenis à Montmartre, une psychiatrie conviviale où les patients partageaient la vie des soignants. Lui succéda le Dr Esprit Blanche qui donna un nouvel élan à ces méthodes et déménagea en 1821 dans l’Hôtel de Lamballe à Passy (maintenant l’ambassade de Turquie, 16 rue de Lamballe). Cette maison devint le refuge de la génération romantique et de Gérard de Nerval en particulier. Elle abritera les vertiges de Charles Gounod, la mélancolie de la famille Halévy, les crises d’hystérie de Marie d’Agoult. Théo Van Gogh, le frère de Vincent, en sera l’un des derniers patients avec Guy de Maupassant qui, atteint de syphilis, y finira ses jours après un an et demi de délires. A Esprit avait succédé Emile, grand psychiatre lui aussi, mais le petit-fils, Jacques-Emile, né en 1861, ne suivit pas la tradition familiale. Aussi doué pour les lettres et la musique que pour la peinture, il choisit d’être le peintre de l’aristocratie cosmopolite que fréquentera Marcel Proust. Il rencontre Renoir qu’il aime mais que sa mère qualifie de «barbouilleur». Il adore Manet et veut acheter le Le déjeuner sur l’herbe mais sa mère s’oppose encore à cause de la présence des deux nus féminins. Pruderie victorienne ou souci de ne pas créer chez les pensionnaires des troubles difficiles à gérer ? Sévère censure en tout cas.
On peut se demander comment Blanche et Proust s’étaient rencontrés et introduits si tôt dans la société décrite dans la Recherche. Tout simplement par les relations professionnelles et familiales de leurs parents.
Déjà, lorsque Marcel était enfant, Madame Proust organisait chez son oncle des réceptions. Elle faisait visiter le parc et montrait avec émotion le bassin où Marcel était tombé et avait failli se noyer. Pourquoi ne pas imaginer, dans cette société, quelques jeunes filles en fleurs et j’en viens à l’illustration de l’affiche de ce café littéraire ? Elle représente Wanda Zielinska, benjamine d’une famille polonaise, « cultivée et mondaine, proche de ce milieu d’écrivains, d’artistes et de musiciens qui habitaient le bucolique quartier d’Auteuil. Violoniste, Wanda participa aux concerts organisés par ses sœurs, Hélène, harpiste et Marguerite, violoncelliste »[1]. Jacques-Emile Blanche aimait beaucoup ce jeune modèle, il l’a peinte régulièrement entre 1889 et 1897. Le portrait de l’affiche est un pastel de 1894. Marcel avait 13 ans. Je n’ai pas dit que Wanda faisait partie des jeunes filles du roman mais… j’aime à l’imaginer.

La côte normande

Voici une scène de cinéma.
Lieu : Trouville
Date : 1 octobre 1891
La princesse de Sagan (de Luxembourg à Balbec) quitte sa Villa Persane et grimpe la colline en compagnie de la marquise de Galliffet. Toutes deux appartiennent à des familles de financiers, Seillière pour l’une, Laffitte pour l’autre. Elles se rendent aux Frémonts où demeure Charlotte Baignères, cousine de la marquise. Arrivées à la villa, Charlotte les mène à pas feutrés au salon où elles observent J.E. Blanche qui esquisse au crayon sur son carnet de croquis le visage de Marcel Proust. On peut même imaginer que les enfants de Charlotte, Louise et Paul-Louis, sont ici et pourquoi pas le cousin Jacques, un intime de Marcel ? Jacques-Emile a fait un portrait de Louise en 1887 et de Paul-Louis en cette année 1891. Enfin, pour achever ce jeu des chevalets musicaux, Paul-Louis a aussi portraituré Marcel qui lui dédiera une de ses études pour la Revue Blanche en 1893. Note : la Revue Blanche, la Place Blanche ou la Rue Blanche n’ont rien à voir avec la famille Blanche.

Le maëlstrom de la société de la Recherche tourbillonne aussi à Dieppe, la plage et le port le plus proche de Paris. La ville a inauguré la mode des bains de mer en 1822 sous l’impulsion de la princesse Caroline de Bourbon, l’impétueuse duchesse de Berry. Napoléon III et l’impératrice Eugénie y ont passé leur voyage de noces et l’impératrice a dessiné la grande esplanade de verdure qui longe la promenade maritime. Dieppe est devenu le lieu de rencontre du gotha mondain. On y «twitte» puisqu’un «petit oiseau» informe le chroniqueur mondain du Gaulois :

On se met à parler des membres de la société parisienne qui se trouvent à Dieppe en ce moment. C’est Tout Paris comme on verra : comte et comtesse Louis de Talleyrand-Périgord, M. Josselin de Rohan, Mme Madeleine Lemaire, M. Marcel Proust et M. Reynaldo Hahn, qui sont les hôtes de l’éminente artiste.

L’éminente artiste est Madeleine Lemaire qui habite 32 rue d’Aguado, l’actuel Bvd de Verdun. Chez elle, Marcel compose son esquisse Sous-Bois pour Les Plaisirs et les Jours qu’illustrera Madeleine. La Comtesse Greffulhe habite la villa La Case que Claude Monet a esquissé au sommet de sa Falaise à Dieppe. La maison de la famille Blanche est au Bas-Fort-Blanc. Jacques-Emile Blanche épousera Rose Lemoinne en 1895 mais celle-ci s’accommode mal des vents et des brouillards marins. Elle trouve à louer en 1902 le Manoir du Tôt à Offranville, un charmant village à une dizaine de kilomètres de Dieppe sur le plateau de Caux, dans l’arrière-pays de Pourville et Varengeville. Offranville était connu pour son if millénaire planté devant l’église au clocher penché. Il va devenir célèbre. En fonction de la saison, la même société effectue, avec quelques exceptions certes, un déplacement pendulaire qui la mène de Paris vers la côte normande et inversement.

Paris

1892 est l’année du fameux portrait exécuté à Auteuil. Voici comment Blanche regarde Proust :

Le pur ovale de sa face de jeune Assyrien en habit de soirée, une orchidée à la boutonnière et avec une cravate de soie taillée dans une robe ayant appartenu à la Princesse Mathilde.

et la lettre de Marcel Proust à Jacques-Emile Blanche (1892)

Mon peintre,
Les samedis qui nous réunissaient étant finis, mes examens de droit devant durer (4 et 5 Août) jusque après votre départ probable, vous allez m’oublier tout-à-fait. J’ai pensé que la seule façon de me garantir contre cet oubli c’était d’associer à votre souvenir de moi votre chère, votre permanente soif. Acceptez donc ce petit présent qui la rappelle et la satisfera
de votre sincère, petit
Marcel Proust
à qui vous seriez bien gentil de lui dire quand vous partez pour qu’il puisse aller vous dire adieu
ce vendredi

que complète l’auto fascination de Proust exprimée dans Jean Santeuil

brillant jeune homme qui semblait encore poser devant tout Paris, sans timidité comme sans bravade, le regardant de ses beaux yeux allongés et blancs comme une amande fraîche, des yeux plus capables de contenir une pensée qu’en ayant pour le moment aucune, comme un bassin profond mais vide, les joues pleines et d’un rose blanc qui rougissait à peine aux oreilles que venaient caresser les dernières boucles d’une chevelure noire et douce, brillante et coulante, s’échappant en ondes comme au sortir de l’eau. Une rose coupée au coin de son veston de cheviote vert, une cravate d’une légère étoffe indienne qui imitait les oscellures du paon, venaient témoigner à la vérité de sa mine lumineuse et fraîche comme un matin de printemps, de sa beauté non pas pensante mais peut-être doucement pensive, de la délicatesse heureuse de sa vie.

L’amitié des deux hommes va subir un orage. L’affaire Dreyfus divise les Français de 1894 à 1906. Marcel Proust s’engage vigoureusement avec son frère Robert en faveur de Dreyfus mais ne réussit à mobiliser ni son père, ni Jacques-Emile Blanche, ni Bergson, son cousin par alliance. Avec la réhabilitation finale de Dreyfus, les plaies se referment et Blanche raconte la scène des retrouvailles au Théâtre des Champs-Elysées en 1913. Il se souvient d’une

pelisse de fourrure enveloppant un spectre barbu [qui] se glissa parmi les stalles d’orchestre, et vint s’asseoir près de [lui]. Dans l’entracte, il me joua une scène de jalousie, de reproches, mystères à la Montesquiou – lequel nous observait d’une loge.

Blanche publie le 15 avril 1914 dans l’Echo de Paris une chaleureuse critique de Du Côté de chez Swann qui vient de paraître. Proust rédige un préface de 35 pages pour le premier tome des Propos de peintre de Blanche : de David à Degas;

[Blanche] possédait en lui comme tous les hommes assurés de l’avenir, cette perspective du temps où il faut savoir se placer pour regarder les œuvres.

Proust meurt le 18 novembre 1922. Blanche écrit Quelques instantanés de Marcel Proust pour la NRF ( Hommage à Marcel Proust, Gallimard, 1 janvier 1923 ) et survit encore vingt ans à son ami.

Bruno Autin

Références

Philip Kolb et Caroline Szylowicz, Fonds Marcel Proust, Rare book and manuscript library, University of Illinois
Pierre Aubry, Le concert Zielinska, Le Mercure Musical, vol.4, 15 juillet 1908
George D. Painter, Marcel Proust , 2 vol., Mercure de France (1966),
Thierry Laget, l’ABCdaire de Proust , Flammarion (1998)
Jérôme Neutres, Du côté de chez Jacques-Emile Blanche, Skira-Flammarion (2012)
Jean-Paul et Raphaël Enthoven, Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, Plon-Grasset (2013)
Laure Hillerin, La comtesse Greffulhe, l’ombre des Guermantes, Flammarion (2014)
Laurie Marty de Cambiaire, Tableaux & Dessins, pp 112 – 115, Marty de Cambiaire (2017)